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On était 6 abusés

On était 5 hommes hier soir. On a en commun de se réunir une fois la semaine. On a aussi en commun d’avoir été abusés sexuellement dans l’enfance. On est membres d’un club dont personne se vante. Une demi-douzaine réunie pour tenter de guérir. Le sixième a jeté sur la table les coupures de presse sur l’affaire Salvail avant de repartir, dans un silence criant de rage.

Copine elle croyait avec raison que ça allait faire du bien à notre bande ces dénonciations. Des hommes s’étaient réunis pour nommer, dénoncer une figure importante et aimée du public. J’aurais bien voulu lui dire que ça nous avait soulagés pour les autres, mais je lui mens jamais.

Hier certains d’entre-nous étaient allés lire les commentaires sur la page de Salvail. La semaine précédente on parlait justement des mythes entourant les hommes victimes d’abus. Les mythes qui disent qu’on va devenir homosexuels, qu’on a plus de chances de devenir agresseurs à notre tour, qu’on peut se défendre à l’adolescence et plus facilement dire non, qu’on a eu du plaisir, notre érection n’en est-elle pas la preuve durant les abus ? Qu’on devrait pas se plaindre pour ceux qui ont été victimes de la gardienne, de la chauffeuse d’autobus, de l’enseignante cochonne. Fallait voir la gueule de la tablée hier. Des cœurs serrés, revivant à leur manière, à ma manière, ceux qui n’ont pas été crus, ne le sont pas encore, ont honte 40 ans après, ne savent plus encore s’ils restent assez d’années pour guérir.

On était plus que ça au début autour de cette table. Ça part comme des mouches au vinaigre certains hommes dont seule la parole pourrait les libérer. Ceux qui partent préfèrent retourner faire semblant qu’on peut passer par dessus, qu’on peut feindre aimer recevoir des fellations sans que ça nous rappelle autre chose, d’autres comme moi rougissent quand on les complimente, j’ai appris que ça arrive à ceux dont on complimentait le corps, les parties génitales, en les tripotant. D’autres partent parce qu’ils en peuvent plus d’en parler sans garantie réelle de guérir.

On retourne alors dans le silence d’une société civile où un seul centre au Québec adresse le suivi des hommes abusés dans l’enfance. On retourne dans une société dont les mythes ont la vie dure et sont une agression de plus dans l’agression. Quand on sort de cette table, on marche seul, parce qu’on a honte d’être en groupe, on se demande si on pue encore l’abus des années après. On retourne se demander si on aura le courage de dénoncer cet autre, en charge des moniteurs au camp de vacances, qui nous a fait une fellation après nous avoir saoûlé au party de fin d’été des employés. Après tout, on a bandé, et on avait 15 ans. On aurait pu se défendre. On se demande à quoi tout ça sert de le dire là où personne n’écoute assez longtemps.

Dans quelques semaines ce sera du passé Rozon et Salvail. Les victimes, elles, seront du passé aussi. Leur souffrance sera d’actualité, mais plus de la vôtre. On retournera oublier qu’une tape sur une fesse en joke d’une fille à un homme, c’est un geste déplacé. On oubliera que les blagues de filles sur notre beau paquet, c’est déplacé, aussi. On oubliera que c’est différents quand c’est un homme. C’est pour ça que c’est la première année où un gouvernement investie 30 millions dans la santé des hommes. On oubliera que c’est pour cette raison qu’il n’y a qu’un seul centre au Québec qui fait le travail de soutenir les hommes abusés.

La semaine prochaine je retournerai à cette table. Je suis fier de nous, de chacun de nous. Chaque fois qu’on ouvre la bouche pour raconter encore, comprendre pourquoi les difficultés érectiles, les rêves sombres, les questionnements sur ce qui est normale de ressentir, ou non. Les peurs aussi, pour trouver le courage. Ce soir un ancien me disait qu’il se demandait s’il était pas temps de dénoncer tel artiste qui l’a tellement fait souffrir. J’en sais rien. Vraiment, j’en sais rien. Si j’avais su que j’aurais eu si peu d’appui quand j’ai parlé, savez quoi, je ravalerais mes paroles. Je me terrerais dans le silence. C’est ce courage que je cultive, de pas regretter de l’avoir dit. C’est aussi pour ça que je l’écris, ici.

Bidouilleux techno depuis l’âge où ses frères lui donnaient juste ce qu’il faut de chocs électriques avec des kits Radio-Shack trafiqués, il s’adonne à la programmation dès l’âge de 9 ans. Humaniste, bouddhiste et geek non pratiquant, religieux du logiciel libre et du télétravail, allergique aux paravents, il a le drôle d’idéal de faire tout ce qu’il peut gratuitement, ce qui occasionnera une certaine forme de pauvreté, mais pas du tout en curiosité. Sa phrase préférée : « Ça doit pouvoir se faire ! » On doit souvent lui indiquer où ne pas aller sur un serveur et lui rappeler ce qu’il fait de mieux, lire des magazines, des bouquins de philosophie, de géopolitique et de vieux classiques.

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